KVS
Hatim Kaghat

“Témoigner était une nécessité.”

Vendredi 12 février 2021, un premier verdict tombe dans l’affaire du décès de la petite Mawda. Un policier est accusé d’avoir tiré le coup de feu fatal et risque un an de prison avec sursis. Deux autres prévenus sont poursuivis en tant que présumés chauffeur et convoyeur de la camionnette, et risquent dix et sept ans de prison ferme. Si jusqu’à présent, l’attention médiatique s’est focalisée sur la famille endeuillée et le tireur, les deux derniers accusés sont presque passés inaperçus.

C’est sur le sort de l’un d’eux, Mr Del, que se penche « Le prévenu que personne n’a entendu », podcast réalisé par Kristin Rogghe. Après avoir assisté aux procès avec Marie-Aurore d’Awans et Pauline Beugnies, ces artistes s’interrogent sur l’injustice de la machine judiciaire et la déshumanisation des migrants à chaque étape. Et si la justice reflétait les rapports de force dans la société ? Avant de traduire leurs observations dans un spectacle prévu au KVS à l’automne, les trois jeunes femmes posent un regard plus sociologique sur ce drame, symptomatique d’après elles de défaillances structurelles. Nous avons rencontré deux de ces témoins critiques.

Pourquoi avoir réalisé un podcast sur l’affaire Mawda ?

KR  Témoigner était une nécessité. Nous avons pu assister au procès alors que peu de gens ont eu cet accès direct. En comparant ce qu’on a vécu avec ce qui est sorti dans la presse, on sentait qu’il y avait une histoire pas du tout relayée. Une déshumanisation des migrants qui se poursuit jusqu’au tribunal. 

Dans le podcast, vous pointez notamment une inégalité de traitement entre protagonistes. 

KR L’inégalité dans le traitement se reflète à tous les niveaux. Bien sûr, dans les peines requises entre les différents prévenus (un an avec sursis pour le policier qui a tiré, dix ans ferme pour le présumé chauffeur et sept ans ferme pour le présumé convoyeur, NDLR) mais ça commence déjà par des « détails » comme l’installation dans l’espace. Le policier est face aux juges et comparait libre. Les deux prévenus kurdes-irakiens sont incarcérés et assis sur le côté opposé des parents. Dès le début, il y a eu un problème de traduction lorsqu’on s’est aperçu que la famille de Mawda et les deux prévenus ne comprenaient pas l’interprète qui ne maitrisait selon lui que 70 à 80% de la langue sorani ! Puisqu’ils avaient accepté de travailler avec ce traducteur au départ, c’est comme si la justice considérait que cela suffisait pour eux d’avoir 70 à 80% de leur droit à être jugé dans une langue qu’ils comprennent.

MAD'A On leur a même demandé si cela leur convenait qu’on ne leur traduise qu’un résumé de ce qui se disait pendant les débats. Toutes ces petites choses, les unes après les autres, montrent qu’on ne met pas tout le monde sur le même pied. Non, on ne fait pas le résumé d’une plaidoirie, surtout quand on risque 10 et 7 ans de prison. Ce qui est dingue en plus, c’est que les présumés chauffeur et convoyeur comparaissaient dans deux procès en même temps, à Mons et à Liège.

“Les rapports de force dans la société ne s’arrêtent pas aux portes du tribunal.”

Est-ce cette déshumanisation qui explique qu’un policier puisse tirer sur une camionnette avec des gens dedans ?

KR C’est dur à dire comme ça parce qu’il ne s’agit pas d’un seul policier : c’est tout un système de déshumanisation, et la politique migratoire l’encourage. Or à chaque incident ou drame avec des policiers ou policières, ils essaient d’invoquer des exceptions, des « pommes pourries ».

MAD'A Le système retourne toujours les situations. Pour Mawda, ils disent que c’est de la faute du conducteur si elle morte. Ou que les parents et la famille n’avaient pas à être là. Moi je pense que si les parents de Mawda avaient eu un autre choix pour aller en Angleterre, ils l’auraient pris. Avec le podcast, on voulait changer le sens dans lequel on raconte l’histoire. Cette fois, c’est le présumé chauffeur qu’on écoute. Coupable ou pas, tout le monde a le droit de s’exprimer et d’être entendu. 

Pourquoi n’a-t-on pas entendu cette voix ?

KR Ce n’est pas un hasard s’ils sont passés à la fin, en tout dernier. Normalement le procès était prévu sur deux jours. A la fin des deux jours, nous n’avions pas entendu la parole des deux présumés passeurs, ni les plaidoiries de leurs avocats. On avait entendu en long et en large le policier et son avocat mais pas les deux autres. Donc, ils ont dû rajouter un troisième jour quelques semaines après. Les deux premiers jours ont été largement médiatisés mais ce dernier jour l’était beaucoup moins. Pendant le procès, le policier a été humanisé par des récits de famille, et c’est bien, mais les autres ont été sans cesse diabolisés. Ironiquement, le troisième jour du procès tombait le 10 décembre, journée internationale de la déclaration universelle des droits humains. Pourtant, ce jour-là, devant ce tribunal, il m’a paru qu’il y avait des hommes et des sous-hommes. J’ai ressenti de la colère et on s’est dit qu’il fallait que la voix de Mr Del soit entendue. C’est plus facile de condamner quelqu’un à dix ans de prison quand on ignore qu’il y a un homme derrière avec des émotions, des rêves, une histoire et des gens qui l’aiment.

Y voyez-vous une justice de classe ? 

KR Malheureusement, il y a clairement deux poids, deux mesures. 

MAD'A Et un Iraquien sans papier, c’est le bas du bas du panier.

KR Les rapports de force dans la société ne s’arrêtent pas aux portes du tribunal. Très souvent, les gens qui n’ont pas de pouvoir n’arrivent même pas à avoir un procès, surtout si l. Combien de non-lieux quand la police est impliqué dans la mort d’une personne racisée ? Dans l’affaire Mawda, sans pression externe, il n’y aurait jamais eu de procès.

« Le légiste avait exclu la mort par balle sans même se rendre sur place »

En quoi le traitement judiciaire de cette affaire est-il symptomatique ?

MAD'A Pendant tout le processus, l’histoire des parents a toujours été remise en cause. Le procès a commencé en débattant de la place exacte qu’occupait Mawda dans la camionnette au moment du tir. Est-ce si important ? Elle est morte de quoi ? D’une balle, ok, point. Cela a pris une matinée pour mettre en doute la parole des parents.

KR C’était très violent. Les auditions du médecin légiste et de l’expert balistique donnaient l’impression d’utiliser tous les moyens possibles pour rendre acceptable l’inacceptable. Si on raconte les faits, qu’un enfant de deux ans est mort à cause d’une balle tirée par un policier, la plupart des gens diraient que c’est inacceptable. Alors, durant des heures, les experts sont venus avec des détails sur la trajectoire du « projectile » lorsqu’elle a traversé la tête. Cela avait l’air d’être scientifique mais c’est normaliser l’inacceptable.  

MAD'A Par ailleurs, il y a eu plusieurs versions, même sur P.V. : Des policiers auraient dit qu’elle était tombée ou même que des migrants auraient utilisé la tête de l’enfant pour casser une vitre. Le légiste avait exclu la mort par balle sans même se rendre sur place. Ce désir de camouflage n’est pas l’initiative d’un homme mais d’un système. 

Que pensez-vous des dix ans requis pour le présumé chauffeur ?

MAD'A Le Ministère Public a requis dix ans car il y a récidive vu qu’il a déjà été condamné en France. Il avait à peine 18 ans à cette époque.

KR On mélange souvent deux termes : trafic d’êtres humains et traite d’êtres humains. Le trafic d’êtres humains, c’est aider des gens à passer des frontières en échange d’un avantage. Le problème qui n’est pas discuté, c’est qu’il n’y a quasiment pas de voie légale pour demander l’asile même pour des gens qui y ont droit. Ils ne peuvent pas arriver légalement ici pour le faire. 

MAD'A On sait très bien que des gens se retrouvent à conduire des véhicules ou des embarcations parce qu’eux-mêmes veulent passer. Ils le font pour payer moins en prenant le risque d’une responsabilité accrue s’ils se font prendre.

KR Il n’est même pas prouvé que Mr Del était au volant lors de la course-poursuite fatale. La présence de son ADN pourrait s’expliquer autrement. Il n’y a aucun témoignage qui le désigne et plein de déclarations contradictoires. Le policier lui-même a reconnu quelqu’un d’autre. Ce qui est étrange, c’est que pour la faute qui n’est pas contestable, c’est-à-dire le tir, tout le monde cherche des arguments à décharge. Par contre, là où il n’y a aucune preuve ferme, que Mr Del était ou non au volant, il n’y a aucune présomption d’innocence.

MAD'A Au tribunal, Mr Del a essayé de s’expliquer en peu de mots. « Je suis ne suis pas un trafiquant d’êtres humains. Je suis coiffeur, et j’ai des rêves dans ma vie ».

Il y a eu d’autres affaires de personnes décédées au contact de la police. Voyez-vous un lien ?

KR Il y a un réel problème d’impunité de la police. Pour réparer la confiance de la population, la police doit reconnaitre les problèmes structurels et mettre fin à la culture du silence et de tolérance de choses intolérables comme le racisme. 

MAD'A Il faut se rappeler qu’à l’époque de Semira Adamu, il y a eu une vague de régularisations et la démission du Ministre de l’Intérieur. Ici, les parents de Mawda ont dû attendre plus de neuf mois pour avoir une régularisation temporaire reconductible, alors que leur fille est enterrée ici. A la mort de Semira, tout le monde était scandalisé de ces gens traités comme des moins que rien. Mais en faite, cela est allé de pire en pire. C’'est pour ça qu’il faut une enquête parlementaire.

CATHERINE MAKEREEL