KVS

Des archives, de près et de loin

Une conversation avec Zoë Demoustier et le concepteur sonore Willem Lenaerts sur le jeu entre le mouvement et le son dans le spectacle documentaire Unfolding an Archive.

Par : Elowise Vandenbroeck

Quel était le point de départ de ce projet ?

Les archives que mon père, Daniel Demoustier, a constituées en tant que photoreporter de guerre, de catastrophes naturelles et de conflits politiques sont le point de départ de ce spectacle. Ces archives couvrent une vingtaine d’années – une période qui correspond à mon enfance. Enfant, je considérais le travail de mon père et les images qui arrivaient à la maison comme des évidences. Cela ne fait que quelques années que je me suis mise à regarder consciemment ces images de reportage, au moment où mon père était malade. Et par le biais de ces images, j’ai trouvé une porte d’entrée pour mieux le découvrir, pour regarder à travers son objectif. L’approche est personnelle, mais en fin de compte, l’histoire transcende ma propre personne. En tant que créatrice, je cherche toujours des thèmes qui ont une pertinence sociale et sociétale.

Unfolding an Archive s’articule autour des images de reportage que Daniel Demoustier a réalisées. Pourtant, vous avez choisi de n’en montrer aucune, ou presque aucune. Pourquoi ?

Les images sont impérieuses, c’est pourquoi nous avons décidé de nous concentrer sur le son, dont l’effet est associatif. Il offre de l’espace pour une expérience visuelle et auditive différente. Qui plus est, mon père est ingénieur du son de formation et il a travaillé de manière occasionnelle sur la scène musicale belge. Le choix paraissait donc judicieux.

Le spectacle commence à partir d’un récit autobiographique. Comment aborder cela par le biais de votre corps – avec des techniques de mouvement dont la qualité est moins narrative ?

Dans ce spectacle, j’ai sciemment utilisé pour la première fois ma formation de mime (je suis diplômée de la formation de mime de l’école supérieure des arts d’Amsterdam). En Belgique, la technique de mouvement dite du mime corporel n’est pas très connue, mais elle m’a beaucoup aidé à analyser, figurer et rendre abstraits des images et des souvenirs corporels. La danse est plus émotionnelle et se prête bien à visualiser l’impact et la façon dont cela peut vous atteindre, vous apparaître.

L’œuvre est intitulée Unfolding an Archive. Les archives elles-mêmes sont-elles un thème dans le spectacle ?

Les archives sont rendues visibles par une carte que je dessine sur le sol du théâtre, comme une sorte d’enquête médico-légale. La carte est subjective. La maison est le centre et le spectacle démarre de cette expérience à partir de laquelle je déploie d’autres points. Chaque lieu est lié à un son et à un mouvement. Chaque fois que j’arrive dans un lieu, je cherche où sont localisés les souvenirs visuels (des images qui correspondent à ce lieu) dans mes archives corporelles. Au fur et à mesure, un jeu se développe entre les lieux, les sons et les mouvements. Les archives sont mélangées et de nouvelles connexions sont établies.

« Les archives sont mélangées et de nouvelles connexions sont établies. »

Le thème est assez difficile, il s’articule autour de la guerre. Zoë, que voudriez-vous encore transmettre au public ?

Pour la première fois, il y a aussi quelque chose de tragi-comique dans mon travail. Nous partons d’une certaine légèreté et absurdité : le discours interminable de la politicienne, le reporter qui ne connaît pas son texte… C’est l’aspect tragique de l’incapacité à se mettre à la place de l’autre. Peut-être y a-t-il aussi une certaine beauté dans le fait d’admettre cette incapacité en toute transparence et de malgré tout continuer à essayer.

« Moi et mon père qui creusons dans des souvenirs et qui tentons de reconstituer une série d’événements, chacun de son propre point de vue. »

Le récit de ce spectacle est très proche de vous, Zoë. Pourtant, vous avez fait des recherches documentaires. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Comment ce matériau documentaire se traduit-il sur scène ?

La toute première chose que j’ai faite, c’était d’appeler mon père. Dans un premier temps, je n’avais pas l’intention d’utiliser littéralement ce matériau dans le spectacle, mais durant l’appel téléphonique, je me suis rendu compte que je tenais la formule : eurêka ! Moi et mon père qui creusons dans des souvenirs et qui tentons de reconstituer une série d’événements, chacun de son propre point de vue. Je suis contente d’avoir enregistré ce premier coup de fil, sur haut-parleur à partir de mon GSM. Puis j’ai demandé à Yelena Schmitz de mener des entretiens séparément avec moi et avec mon père. Le montage de ses interviews démontre à quel point nos souvenirs et nos expériences de l’époque sont différents. Les histoires coïncident parfois, mais elles peuvent aussi différer. Aussi bien le tout premier appel téléphonique que les interviews de Yelena sont montés dans le spectacle.

Comment vous rapportez-vous, vous et votre père, à la souffrance d’autres personnes que contiennent ces images ?

Je trouve cela une question très difficile… J’aimerais tellement rencontrer les gens qui figurent sur ces images. Je sens qu’une étape suivante nécessaire est de me rendre dans ces régions – qui sait, cela deviendra peut-être un projet pluriannuel. Mais, pour l’instant, j’essaie de rendre transparente la subjectivité de l’ensemble. Il s’agit d’impressions, de sensations ; de la manière dont ces images nous parviennent et nous touchent. Moi-même, je regarde les reportages photo à partir d’un certain cadre. Le journalisme est aussi un cadre, il est aussi subjectif. Le théâtre offre, quant à lui, un autre cadre pour passer tout cela au crible.

Comment s’est déroulée l’interaction entre le mouvement physique et le son ?

Willem : Nous avons commencé assez rapidement par des improvisations entre le mouvement et le son. Puisque cela semblait fonctionner, nous nous sommes plongés dans les archives et avons sélectionné ensemble des sons qui, selon nous, pouvaient signifier davantage qu’un simple bruit de bombe ou un tir. Nous avons essayé d’éviter l’apologie et une idée univoque de la violence. Nous avons plutôt cherché des sons qui ont quelque chose d’ambigu, qui évoquent de multiples associations et qui peuvent aller jusqu’à l’abstraction.

Zoë : Finalement, j’ai le sentiment que nous avons créé un duo entre le mouvement et le son. Ensemble, ils forment des compositions.

« Nous avons cherché des sons qui ne racontent pas nécessairement le cliché d’un récit de guerre ou de catastrophe, mais qui disent plutôt quelque chose du contexte dans lequel ils se déroulent. Ce sont des sons qui vous emmènent quelque part, qui vous font voyager. »

Comment la musique se rapporte-t-elle aux sons des archives de reportages ?

Zoë : Les archives se composent de rush, soit des heures d’images non montées. Avec ma mère, Annemie Boonen, et Willem, nous avons parcouru ces archives pendant des jours et des nuits pour finalement sélectionner une série de fragments sonores. Nous avons cherché des sons qui ne racontent pas nécessairement le cliché d’un récit de guerre ou de catastrophe, mais qui disent plutôt quelque chose du contexte dans lequel ils se déroulent. Ce sont des sons qui vous emmènent quelque part, qui vous font voyager.

Willem : Nous nous sommes demandé dans quelle mesure nous pouvions manipuler les fragments sonores et y ajouter des effets. Allons-nous en faire de la musique ? En fin de compte, nous avons essayé de trouver un juste milieu dans lequel nous sommes restés aussi proches que possible des enregistrements originaux sur le terrain. Les bandes sont parfois rembobinées, avancées rapidement ou mises en boucle. C’est tout à fait original. Les détériorations sur la pellicule sont aussi intégrées au spectacle. Nous avons joué avec les effets existants dans les archives sonores.