KVS

C’est surtout la masculinité en nous tous qui a besoin d’un bon coup de torchon

Un siècle et demi après sa sortie, le KVS s’invite auprès de Madame Bovary. Michael De Cock réadapte le texte, Carme Portaceli assume la mise en scène et Maaike Neuville interprétera le rôle d’Emma Bovary.

Portaceli n’en est pas à ses premiers balbutiements quand il s’agit de mettre en scène des figures de femme emblématiques de la littérature. En 2008, par exemple, elle dirigea What happened to Nora when she left her husband, une adaptation par Elfriede Jelinek de la Maison de poupée de Henrik Ibsen. En 2017, elle mit en scène Jane Eyre de Charlotte Brontë, suivie l’année dernière de Mrs Dalloway de Virginia Woolf. À chaque fois de gros succès au box-office. Mrs Dalloway se joua 30 soirs d’affilée à guichets fermés lors de sa présentation à Madrid. Plus de 24 000 personnes assistèrent au spectacle dans lequel Blanca Portillo, une des actrices fétiches de Pedro Almodovar, interprétait le rôle principal. Pour Carme Portaceli (CP) : « Le public est manifestement prêt pour des rôles principaux féminins beaucoup plus développés au théâtre. Avec Michael De Cock, je veux contribuer à cet effort pour que les autres 51 % de la population mondiale trouve aussi le chemin vers la scène. » Maaike Neuville (MN) n’a pas eu besoin de beaucoup de temps de réflexion pour accepter de jouer ce rôle principal.

Maaike, vous avez fait une lecture très approfondie du livre. Qu’est-ce qui vous interpelle le plus ?

MN : « Un seul mot : le désir. Le désir envahissant d’Emma Bovary de ‘devenir entière’. Elle entreprend une quête – pas évidente du tout à cette époque, surtout pour une femme – pour combler son désir insondable de la vie idéale. Cela m’interpelle parce que c’est quelque chose, je crois, qui est présent en chacun de nous d’une manière ou d’une autre. La façon dont Flaubert décrit l’univers intérieur d’Emma et dont il est capable d’évoquer en même temps avec une grande précision le contexte du monde dans lequel elle vit, en fait une œuvre intemporelle. »

Avez-vous, plus d’un siècle et demi plus tard, de la compréhension pour la conduite et les choix d’Emma ?

MN : « Je comprends absolument les choix d’Emma. Rien n’est jamais assez pour elle. C’est un truc que je reconnais. Elle aspire à la perfection, à la complétude. Son envie d’aventure, de liberté ultime, c’est une chose qui existe plus au moins au fond de chacun de nous. Elle est la personnification de cette aspiration. Heureusement, je dispose moi-même de quelques mécanismes de modération qui me sauvent de la déchéance. »

CP : « Emma Bovary est le personnage qui convient pour entreprendre une réflexion sur les rêves, sur l’amour romantique, sur ce que la liberté peut vraiment contenir pour les femmes et sur combien le regard de la société fait tort aux femmes. Emma n’arrive pas à se résigner à son existence ennuyeuse et médiocre d’épouse de médecin et elle se laisse conduire par son côté masculin. Ce qui ne lui apporte néanmoins pas de satisfaction et ce que la société n’accepte pas non plus. »

Je présume qu’Emma Bovary a voulu se défendre de tous ces corsets pour femmes tellement plus contraignants à l’époque que de nos jours.

Est-ce que les problèmes avec lesquels Madame Bovary devait lutter existent encore en 2020 ? Est-ce que les femmes y sont toujours confrontées ?

MN : « Si ce n’avait pas été ‘Madame’ mais ‘Monsieur’ Bovary, le drame n’aurait pas été très important, je crois. À cette époque, un homme pouvait se permettre davantage, il n’avait pas à se justifier envers l’opinion publique d’entretenir une maîtresse ou de préférer un état de célibataire. Je me demande en fait si tant de choses ont changé. En théorie, hommes et femmes ont les mêmes droits dans nos sociétés occidentales, mais ce n’est pas toujours le cas dans la pratique. Je pense que ce qui est aussi en jeu, c’est l’intériorisation de certaines valeurs chez les femmes. Je présume – et je le reconnais pour moi aussi – qu’une femme a encore toujours le sentiment de devoir remplir simultanément plusieurs rôles : l’épouse aimante, la mère préoccupée, l’amante sexuellement active, l’hôtesse socialement intelligente et – à notre époque du moins – la carriériste réussie, pour n’en citer que quelques-uns. Je présume qu’Emma Bovary a voulu se défendre de tous ces corsets pour femmes tellement plus contraignants à l’époque que de nos jours. Elle a ressenti un grand besoin de se révolter contre les valeurs et normes en cours autour d’elle. Je pense que la femme d’aujourd’hui doit encore toujours mener un combat contre ces valeurs et normes, seulement, elle les a intériorisées et son combat se dirige donc de fait contre elle-même. »

CP : « Le regard que la société porte sur la femme manque encore toujours d’honnêteté. Quand une mère n’arrive pas, pour une raison quelconque, à être à 100 % là pour ses enfants, elle est un monstre. Quand une femme violée ne clame pas son innocence jusqu’à la dernière larme de son corps, elle l’a peut-être un peu voulu malgré tout. D’ailleurs, les hommes aussi sont pris en otage par cette conception étroite de la virilité et la féminité. Personne n’est gagnant dans ce système patriarcal imprimé dans nos gènes. Notre regard mérite d’être ouvert. »

MN : « Ce que je trouve très fort chez Madame Bovary, c’est qu’elle transforme ses désirs en énergie. Bien que cela la conduira inévitablement au pire, elle choisit d’exploser au lieu d’imploser dans un état dépressif. Elle choisit d’agir. Elle poursuit ses rêves, quelque irréalistes qu’ils soient. C’est Beckett qui a écrit : ‘Dance first, think later.’ C’est une parole qui lui convient parfaitement. »
 

Le combat de cette femme ouvre aussi la voie à d’autres combats pour l’égalité.

Le féminisme est donc encore toujours une nécessité selon vous ?

CP : « Absolument ! Les femmes n’ont toujours pas les mêmes droits, nous ne gagnons toujours pas autant que les hommes pour le même travail, nos opportunités ne sont pas les mêmes et nous sommes encore trop souvent invisibles. Nous avons en ce moment le mouvement féministe le plus important en Espagne et j’en suis très fière. L’année dernière, pour la Journée internationale de la Femme, cinq millions de femmes ont fait grève. Le combat de cette femme ouvre aussi la voie à d’autres combats pour l’égalité. En tant que directrice artistique du Teatro Español, je me suis engagée très fort pour que les femmes aient plus de visibilité. En fait, je devrais dire qu’il est simplement important de faire en sorte que tout le monde ait des chances égales. Et ça a marché. Quand j’y ai fait mes débuts, l’occupation moyenne de la salle était de 28 %. À peine cinq mois plus tard, nous étions à 78 %. Se battre pour l’égalité rapporte ! »

MN : « Je me considère moi-même avant tout comme quelqu’un avec un sens de la justice très développé. Je m’engage donc absolument pour les droits des femmes, ne fût-ce qu’à partir de l’idée qu’il est quand même ridicule de désavantager quelqu’un juste à cause du sexe avec lequel il est né.

Pour moi, l’opposition homme-femme est d’ailleurs tout à fait périmée. Je réfléchis plutôt en termes de masculin et féminin. Tout être humain, homme ou femme, a un certain degré de masculinité et de féminité en soi. Donc, quand on parle d’émancipation, parlons de l’émancipation de la féminité en chacun de nous, homme ou femme, il s’agit alors de tout le monde et pas seulement de la moitié de la population mondiale. Personnellement, je pense que ça ne se passe actuellement pas trop mal pour cette féminité et que c’est surtout la masculinité en nous tous qui a besoin d’un bon coup de torchon. Comment nous comportons-nous envers l’autre quand nous sommes dans une position de force, quel est notre rapport avec l’argent, les affaires, la terre en train de s’épuiser ? Comment nous manifestons-nous dans ce monde ? Ce sont tous des aspects que je considère comme faisant partie de la masculinité et qu’il est urgent de repenser. Je trouve, par exemple, Jacinda Ardern, le premier ministre de la Nouvelle-Zélande, une figure extrêmement intéressante parce qu’elle occupe une position de force avec beaucoup d’humanité. C’est donc possible ! »

Est-ce que le théâtre peut jouer un rôle dans la construction d’un meilleur avenir et comment ?

MN : « Comme toute autre forme artistique, le théâtre donne une opportunité de créer un lien entre les gens. Pas autour d’une pensée (unique) ou d’une idéologie, mais par une exploration du monde intérieur en chaque être humain. C’est là que se situe la véritable révolution. Dans la connaissance de soi et donc aussi de l’autre. Je ne crois plus à la seule ‘bonté’. Je crois que l’art, et donc aussi le théâtre, nous propose une diversité de ce qui se passe en chacun de nous, le bien et le mal, le beau et le moche, etc. Je crois qu’il y a là de la vraie beauté : dans le regard que nous portons sur nous-mêmes et la capacité d’embrasser même nos côtés les plus amers ou sombres, à partir de la conscience que nous ne sommes pas excellents, pas parfaits, pas des Übermensch, mais bien des êtres humains. »

CP : « Le théâtre est presque le seul endroit où l’on puisse s’arrêter à son être humain et où on soit tous égaux. Nous y respirons le même air, nous vivons les mêmes émotions et les mêmes expériences, nous voyons tous la même chose au même instant. C’est un lieu d’écoute avec la possibilité d’entamer, après le spectacle, une conversation ou une discussion sur ce qu’on a vécu ensemble. »

Pour finir, Maaike, qu’est-ce que ça fait de pouvoir interpréter une des figures romanesques les plus emblématiques de la littérature ?

MN : « C’est superbe ! J’ai hâte d’incarner sur scène cette figure, si belle mais si tragique, avec toutes ses nuances. »