KVS

Tupac : genèse du projet

Le dramaturge urbain, Gerardo Salinas, s’est entretenu avec Fikry El Azzouzi, auteur du spectacle, et Junior Akwety, qui interprète l’un des rôles principaux.

« J’ai grandi sous une dictature en Argentine. La première fois que j’ai entendu prononcer le nom de Tupac, c’était un avertissement. Selon les partisans du régime militaire, Tupamaros (un mouvement de guérilla uruguayen, qui comptait autrefois parmi ses membres, entre autres, l’ex-président Pepe Mujica) était l’un des groupes les plus dangereux qui voulaient détruire notre style de vie catholique et occidental. Avec le temps, j’ai découvert les deux premiers Túpac : Túpac Amaru et Túpac Amaru II. Le premier Túpac Amaru était le dernier empereur des Incas : les colonisateurs espagnols l’ont décapité, mettant ainsi fin à sa dynastie impériale. Mais bon sang ne saurait mentir : son descendant, Túpac Amaru II est devenu un protagoniste majeur des luttes d’indépendance en Amérique du Sud. Un fait habilement balayé sous le tapis dans les manuels d’histoire du monde. Pourtant, Túpac Amaru II s’est battu comme un véritable Spartacus américain pour un continent plus juste, libéré des classifications ethniques imposées par les colonisateurs. Plus tard encore, j’ai découvert la musique et les paroles de Tupac Shakur. Célèbre dans le monde entier et une véritable icône du hip-hop. À l’époque, je n’avais toutefois aucune idée qu’il y avait un lien entre ces différents Tupac. »
 
Aujourd’hui, Jr.cE.sA.r prépare une nouvelle création sur le lien entre Tupac Amaru Shakur et Túpac Amaru II. Après le succès de Dear Winnie, ils travaillent à nouveau avec Junior Akwety (JA), leur compagnon régulier de Rumble in da Jungle, L’Homme de La Mancha, Malcolm X et Drarrie in de nacht, et grand connaisseur de Tupac. Une fois de plus, Fikry El Azzouzi (FEA) signe le texte. Installés tous les trois autour d’une table, je leur ai demandé le pourquoi et le comment de ce nouveau spectacle.

Que représente Tupac Shakur pour vous ?

(JA) : « Tupac a été une figure très importante dans ma vie. Il m’a façonné en tant qu’artiste et en tant qu’être humain. Je suis fan depuis 1994, quand je vivais encore à Londres. Le premier texte d’un autre artiste, d’un rappeur, que j’ai voulu consigner et garder en mémoire, était Dear Mama de Tupac. C’est d’ailleurs le tout premier texte de rap à avoir intégré la Bibliothèque du Congrès aux États-Unis !
 
À l’époque, je me postais à côté de la radio – il n’y avait pas encore internet, Google, Spotify… – et j’attendais un morceau de lui pour pouvoir le transcrire mot à mot. En chantant les paroles qui sortaient de la radio, j’avais l’impression de les avoir écrites moi-même pour ma mère. C’est comme ça qu’a commencé ma passion pour l’écriture et la musique. Aujourd’hui encore, Tupac Shakur est l’une de mes plus grandes sources d’inspiration. C’est pourquoi je considère que c’est un honneur de pouvoir travailler à un spectacle de théâtre autour de lui. »
 
(FEA) : « J’étais déjà très fan de Dr. Dre, de N.W.A (Niggaz Wit Attitudes) et de Snoopdog et j’ai découvert Tupac quand il a rejoint la maison de disques de Dr. Dre. C’était une révélation pour moi, car il n’était pas seulement un artiste, mais un véritable révolutionnaire aussi. Et puis sa façon de dire les choses, de vivre sa vie, sa vie de gangster, je trouvais ça aussi très attirant… »

Tupac a eu un impact sur nombre de jeunes, y compris en Belgique. Fikry, cela est mis en avant à la fois dans Drarrie in de nacht et dans votre dernier roman De Beloning [La récompense]. Là, l’un des personnages se fait même appeler Tupac Shakur. Reconnaissable pour vous deux ?

FEA : « Oui, nous voulions être comme Tupac. Être capable de rapper aussi bien que lui, d’avoir son charisme et de défendre notre vérité comme lui. Les événements avec The Notorious B.I.G., avec lequel il était très ami, m’ont aussi fortement marqué. Quand Tupac a été agressé à un moment donné, il a soupçonné The Notorious B.I.G. de trahison. Nous – mes amis et moi – avons résolument pris le parti de Tupac, car l’amitié était très importante pour lui et il en était de même pour nous. Il était très émotif et loyal. Par la suite, il s’est avéré que The Notorious B.I.G. n’avait rien à voir avec le braquage. Mais la simple idée de sa trahison avait touché Tupac au plus profond de son âme. »
 
JA : « Il avait déjà été dupé et trahi à plusieurs reprises. Il y avait aussi une accusation en cours contre lui pour viol en bande. Toutes les autres personnes impliquées ont été acquittées et même la victime a admis qu’elle avait été forcée par la police à faire une déclaration contre Tupac. Quelque temps auparavant, il y avait eu un affrontement armé entre la police et lui, mais il a été acquitté pour cause de légitime défense. À travers cette accusation de viol, la police voulait lui faire son affaire. »

Outre sa musique et ses textes, y a-t-il d’autres aspects de Tupac que vous avez trouvés remarquables ?

JA : « Oui, le fait qu’il pouvait tout faire.

Tupac n’était pas seulement rappeur et activiste, il était aussi – et beaucoup l’ignorent – un poète. Et un acteur : il était l’un des rares rappeurs à savoir jouer la comédie. Il a, par exemple, joué dans Above the Rim, un film iconique pour les Afro-Américains.

En tant que rappeur, non seulement sa technique est importante, mais ses textes aussi. Il écrivait de manière très poétique et pourtant simple : il allait droit au but. C’est ce qui m’a influencé dans ma façon d’écrire des textes et d’aborder des thèmes comme l’amour, de même que lui l’a fait dans Dear Mama ou Brenda’s got a baby, par exemple. En plus, en tant qu’artiste, il faut pouvoir exprimer ses frustrations et dans sa vie, Tupac en a eu beaucoup, entre autres, la société dont lui et ses amis faisaient partie, qui foisonne de discriminations. Il s’exprimait à travers le hip-hop, et pour moi le hip-hop signifie dire la vérité telle qu’elle est.

Il y a une différence entre l’approche de Tupac et, par exemple, celle de Malcolm X (qui était d’ailleurs une source d’inspiration pour Tupac). Malcolm X s’est battu par la politique, une option qui n’est pas accessible à tous et avec laquelle on ne peut atteindre que les personnes intéressées. Alors que Tupac a utilisé le vecteur de la musique : un moyen qui permet de toucher bien plus de gens. Son combat pour l’égalité se retrouve dans ses textes. Et ses messages ont dépassé des frontières, même s’ils étaient discutables pour certains. Mais c’est inévitable, car le hip-hop vient directement du cœur et de la communauté. Et dans la communauté, il n’y a pas que de l’amour et de la joie, mais aussi de l’inégalité, de la violence et de la frustration. »

Après Mohammed Ali, Malcolm X et Winnie Madikizela, vous choisissez maintenant Tupac comme source d’inspiration. Peut-on dire qu’il porte en lui autant de pouvoir et d’importance que ces figures iconiques ?

FEA : « Absolument. Avec Jr.cE.sA.r, nous n’avions pas immédiatement pensé à travailler autour de sa personne. Mais quand Akwety nous a soumis l’idée, nous savions immédiatement que nous pourrions en faire quelque chose de fort. C’est un immense défi cependant, parce qu’avec Tupac, on peut aller dans tous les sens. Nous respecterons ses textes et sa musique, tout en essayant de nous les approprier. Tout comme le récit de Tupac, en tant que poète, acteur, révolutionnaire et rappeur. Il avait tellement d’énergie, c’était une véritable tornade créative. Combien de chansons n’a-t-il pas créées ? »
 
JA : « Beaucoup… Après sa mort, un tas d’albums sont sortis avec de la musique originale de Tupac. Cette année encore, une nouvelle sortie est prévue. Vingt-quatre ans après sa mort ! Musicalement, il reste donc actif et pertinent. On le voit encore toujours apparaître partout, tout le temps. Lors de la tournée de L’Homme de La Mancha en Amérique du Sud, nous avons encore découvert des peintures murales de Tupac. Aux États-Unis aussi, Tupac est incontournable dans les rues. Et en Afrique, il est une légende.

Il reste une source d’inspiration pour les artistes d’aujourd’hui, d’hier et de demain. Il est important pour les gens de ma génération, il était notre James Brown, notre Michael Jackson. Il est une icône pour le monde du hip-hop, l’une des figures principales et peut-être même la plus grande. »

Et puis, il y a le lien avec Tupac Amaru II. Tupac est né Lesane Parish Crook. Mais sa mère, Afeni Shakur, a fait changer son nom un an plus tard en Tupac Amaru Shakur, le nom d’un grand révolutionnaire américain, l’Inca Túpac Amaru II. Comment cet aspect sera-t-il abordé ?

FEA : « C’est le plus grand défi. Tupac était conscient de ce lien ; il l’a déclaré lors d’une interview peu avant d’être tué : “Il y a un homme du nom de Túpac Amaru qui était un combattant de la liberté, un guerrier – semblable à moi-même –, un chef, un leader pour son peuple”. Le lien entre les Black Panthers et la lutte en Amérique latine et dans le reste du monde est un aspect important de notre recherche. Le choix de sa mère de lui donner ce nom a créé un lien au travers du temps, une sorte d’énergie qui se manifeste contre l’oppression et l’inégalité et qui voyage dans le temps. »

Junior, dans L’homme de la Mancha, vous avez incarné l’un des personnages les plus iconiques de la culture occidentale, Sancho Pança. Vous lui avez donné un caractère totalement différent : ce qui a fortement impressionné les critiques internationaux, le public et même le prestigieux Instito Cervantes. Cette fois, vous allez jouer Tupac et Túpac Amaru. Comment allez-vous aborder ces personnages ?

JA : « Dans la création, je ne vais certainement pas jouer littéralement Tupac ou Túpac Amaru tout le temps. Mais je suis prêt à me livrer corps et âme. Je veux porter cette pièce à un autre niveau, c’est plus qu’un spectacle pour moi. Je m’attends à beaucoup apprendre et à grandir moi-même et à m’approfondir davantage sur l’identité des deux Tupac et de ce qu’ils signifiaient. Il y aura de toute façon beaucoup de musique, c’est ma première langue. J’imagine les gens rentrant chez eux avec les larmes aux yeux et le sourire aux lèvres. Émus et heureux. »

Fikry, que pouvons-nous attendre du spectacle ?

FEA : « De la profondeur dans les personnages, la musique, l’activisme et l’enthousiasme. Avec Malcolm X et Drarrie in the Night, nous sommes allés loin, pour Dear Winnie, encore plus loin. Pour nous, Who’s Tupac? est une occasion de continuer à expérimenter notre propre langage artistique.

Nous voulons déclencher une explosion d’émotions. Et surtout, explorer ce que les Tupac signifient encore et en quoi ces deux guerriers peuvent nous aider dans le monde d’aujourd’hui. »