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Le canon classique se prête parfaitement à repenser la société.

Manuela Infante remet en question la pensée européenne à la faveur des Métamorphoses d’Ovide.

Que faites-vous de la violence patriarcale contenue dans une grande partie de la littérature occidentale classique ? Vous utilisez des textes pour créer un univers dans lequel la critique dur les structures misogynes et binaires est la norme. C’est tout cas ce que fait la metteuse en scène chilienne Manuela Infante avec les Métamorphoses d’Ovide. 

« Je me saisis de ces mythes pour insuffler de la vie sur scène à des idées autour de la décolonisation et du féminisme. »

« En soi, je n’ai aucune affinité avec la mythologie classique. » Voici une déclaration audacieuse pour quelqu’un qui adapte et transpose pour la scène l’une des œuvres les plus connues de la mythologie grecque et romaine. Quand la musicienne, autrice et artiste, Manuela Infante ajoute peu après qu’elle ne ressent pas de lien particulier avec les arts du spectacle vivant, elle se révèle d’emblée une femme de théâtre très peu conventionnelle. Infante s’intéresse bien plus aux idées qu’à la narration. « Je cherchais des manières d’exercer la philosophie et la pensée critique hors d’un contexte académique », explique-t-elle. « Et par coïncidence, le théâtre s’est avéré le lieu le plus approprié pour cela. » Entre-temps, cela fait vingt ans qu’elle crée des productions théâtrales, aussi bien dans son pays d’origine, le Chili, que dans le reste du monde.

L’œuvre d’Infante se caractérise par son aspect post-humaniste. Elle se positionne en effet dans la tradition de penseur·se·s comme Donna Harraway qui ne considère pas l’être humain comme la mesure ultime des choses, mais comme un élément constitutif d’un système dans lequel les animaux, les plantes mais aussi la matière et la technologie jouent un rôle équivalent. Ce n’est donc pas un hasard si le récent spectacle d’Infante, Estado Vegetal, se compose d’un dialogue avec des plantes et qu’elle va bientôt réaliser une production en Allemagne qui s’articulera autour de roches et de minéraux. Mais avant cela, elle s’attelle aux Métamorphoses. Et n’y voyez pas une coïncidence. Ce texte semble avoir été écrit pour elle : les personnages s’y métamorphosent et passent de l’espèce humaine au genre animal ou à l’élément naturel.
 
« C’est Michael De Cock qui m’a suggéré que ce texte était peut-être bien quelque chose pour moi », raconte Infante. « En fait, je ne travaille jamais à partir de textes classiques, mais j’ai rapidement entrevu qu’il n’avait pas tort. Outre de magnifiques histoires, qui constituent les fondements de la culture occidentale, ces textes se prêtent aussi à entièrement repenser cette culture. »

Pourtant, bon nombre d’idéologues de l’alt-right évoquent les classiques pour étayer leur discours. Plus près de chez nous, un politicien de la droite conservatrice néerlandaise tel que Thierry Baudet fait de même. Ne s’agit-il pas de textes essentiellement patriarcaux ?

« Il ne fait pas l’ombre d’un doute que ces histoires se prêtent mieux à des objectifs blancs et misogynes. Elles ont contribué à former le terreau de telles idéologies. Les textes classiques symbolisent la binarité que nous avons érigée en Occident entre homme et femme ou entre nature et culture. Ces hiérarchies que nous conservons à ce jour avec toutes les conséquences que cela implique : nous épuisons nos ressources naturelles, asservissons d’autres êtres vivants, considérons les femmes comme inférieures aux hommes, etc. »

Cela paraît une bonne raison pour ne pas monter un texte comme les Métamorphoses et choisir un autre point de départ pour un spectacle.

« Je ne partage pas votre opinion. (rit) Il faut précisément déconstruire ce canon de l’intérieur. Ce type de texte ne comporte pas que des dogmes nuisibles. Leur beauté réside justement dans le fait qu’ils comportent aussi tous les ingrédients pour donner corps au monde de manière très différente. Cela a au contraire tout son sens de s’attaquer à un auteur comme Ovide. »

« Il faut précisément déconstruire ce canon de l’intérieur. C’est exactement ce que je fais avec Ovide : j’en aspire ce dont j’ai besoin pour pouvoir aborder des thèmes que je trouve importants. »

Vous parlez dans ce contexte de « vampirisation » du canon. Pouvez-vous préciser ?

« J’ai entendu ce terme pour la première fois d’une de mes collègues en Uruguay et j’ai immédiatement trouvé ce concept très valable. On aspire du sang pour se renforcer et se maintenir en vie. C’est exactement ce que je fais avec Ovide : j’en aspire ce dont j’ai besoin pour pouvoir aborder des thèmes que je trouve importants.

Les histoires des premiers livres des Métamorphoses en sont un bon exemple : elles traitent souvent de femmes qui tentent d’échapper à des hommes qui les désirent ou qui veulent les soumettre. Comme châtiment ou pour se dérober à leur sort, ces femmes se transforment en rivière, en arbre ou en vache. La nymphe Daphné demande littéralement à être délivrée de ce qui la rend tellement désirable : son corps de femme. On pourrait dire que la métamorphose de ces protagonistes féminines en créatures ou éléments non humains est violente, cruelle, mais personnellement, j’y vois plutôt quelque chose de libérateur. Au fond, il y est question de femmes qui ne veulent pas entendre parler d’amour et de mariage. Elles veulent aller chasser dans la forêt. Les hommes ne l’acceptent pas et elles choisissent donc de passer à une forme de vie différente. »

Ovide décrit chaque fois la façon dont elles perdent leur voix lors de ces métamorphoses. Vous nous faites remarquer qu’il ne faut pas forcément voir cela comme une perte.

« Je m’inscris en effet en faux contre l’interprétation classique de ce qu’est une voix. Nous envisageons notre langage comme quelque chose dont nous ne sommes pas seulement propriétaires, mais qui fait de nous des humains et nous hisse donc au-dessus du reste du monde. Mais rien que la matérialité d’une voix démontre que nous n’en sommes pas propriétaires : il s’agit ni plus ni moins d’air inspiré que nous expirons ensuite. Une voix est justement quelque chose que nous partageons avec les animaux, les arbres ou les rivières. Ceux-ci parlent aussi, mais dans des modes de communication que nous ne comprenons pas ou que nous ne voulons pas écouter. Je souhaite aussi remettre en question la distinction entre communication et bruit ou bruissement. C’est pour cela que je préfère qualifier notre spectacle de “pièce bruitiste” plutôt que d’opéra expérimental.

Diego Noguera, un artiste acoustique avec lequel je travaille, produira, entre autres, des voix numériques et donc pas humaines, ce qui donnera lieu à un tapis sonore qui annule les frontières entre humain et non humain. »

Vous ne transposez pas votre engagement uniquement vers la scène. Au Chili, vous prenez part aux manifestations qui se déroulent depuis un an.

« Le climat politique au Chili rend impossible de ne pas s’engager dans la rue. Il est par ailleurs exact qu’en tant qu’activiste, je peux me libérer de mes convictions post-humaines. Je trouve inspirant et porteur d’espoir de voir ces manifestations monstres qui réunissent différentes luttes de gens qui subissent diverses formes d’exploitation. Les féministes y marchent aux côtés d’écologistes, de précaires, d’ouvriers, de victimes du colonialisme, etc. Les exigences sont aussi consolidées de la sorte. Il nous importe de renverser le système néolibéral aux racines coloniales. C’est une révolte contre la propriété et l’appropriation. Qui plus est, la crise du coronavirus prouve entre-temps que le modèle capitaliste n’est plus tenable. J’espère que nos manifestations auront des retombées mondiales afin que nous puissions évoluer dans le monde entier vers des aménagements plus féministes de la société. Bien que je me rende bien compte que cela pourrait requérir le temps d’une vie humaine avant de voir se confirmer un tel bouleversement. Il a en tout cas fallu un siècle pour renverser l’Empire romain. (rit) »